Skier droit dans la pente en trace directe

Début des années 1980 : la tendance est à celui qui inventera le jeu le plus limite tout en gardant la bonne humeur requise. Le monoski a débarqué. Un certain Pascal Budin s’est illustré «en descendant tout schuss la face nord du mont Turia, dans le massif de la Vanoise. 650 mètres de dénivelé sur une pente qui oscille entre 40° et 45°. Dominique Potard et Jean-Paul Lassalle, du genre joueurs, s’en inspirent assez vite et déclinent ce jeu où les oreilles sifflent au couloir de la Table, à l’aiguille du Tour.

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Dré dans l’pentu !

Sortir de sa tente au petit matin en haute montagne est toujours un éblouissement. La veille, nous avons installé notre petite guitoune bleue et rouge au pied de l’arête sud de l’aiguille Purtscheller. Jef s’est joint à nous pour filmer. Le couloir de la Table a été skié pour la première fois par Serge Cachat —l’homme du Couturier—et Daniel Samblanet, moniteur-guide, très bon skieur, de la Compagnie des guides de Chamonix. Une course classique en été qui permet de rallier élégamment le sommet de l’aiguille du Tour, borne orientale du massif du Mont-Blanc. D’une hauteur de trois cent cinquante mètres, il est incliné à 45°, avec une petite pointe à 50° dans le haut.

Skier tout droit dans la pente au couloir de la table aiguille du tour
Skier tout droit dans la pente au couloir de la table aiguille du tour

Veille au soir Juliénas, boeuf marengo lyophi­lisé. Jean-Paul, Jef et moi cassons la croûte en regardant les derniers rayons du soleil repeindre en rose l’aiguille du Chardonnet. À nos pieds, le glacier a droit à une couche de bleu métallisé. J’ai connu Jean-Paul dans un centre de vacances : nous y travaillions tous les deux comme moniteurs de ski. Si les ambitions de son père — lui-même guide et moniteur — d’en faire un champion pyrénéen se sont limitées à quelques succès dans les compétitions régionales, il a gardé de cette jeunesse consacrée au ski un niveau que je lui envie.

Un style à la Bode Miller, fluide et délié, qui fait merveille en hors-piste. Avec Jef Williot, nous avons réussi la première descente de la face nord du col de la Verte (800 mètres, 51°, départ sous la corniche sommitale (la première intégrale sera réussie par Daniel Chauchefoin).

On avait aussi emmené une caméra : le problème c’est que, ce jour-là, il faisait très froid et la bobine tournait au ralenti. À chaque fois qu’on projette ce film, en fait de murmures d’admira­tion, il déclenche l’hilarité générale : un projecteur tourne toujours à la même vitesse, quelle que soit celle de la prise de vue. Notre héroïque descente se déroule donc en accéléré et rappelle irrésistiblement les meilleures poursuites du cinéma muet.

Le Juliénas est un bon somnifère. Temps magnifique. Il a neigé un petit centimètre pendant la nuit, qui rend la montagne plus scintillante que jamais. Jean-Paul et moi chaussons les peaux de phoque et rallions la base du couloir.

Jef va se poster en face, avec quelques cannettes de bière pour patienter. Nous laissons peaux et sacs à dos à la rimaye et commen­çons en silence l’ascension, skis sur le dos. Sous la fine pellicule de poudreuse, la neige dans le couloir est «béton»: ça promet pour la descente.
« On pourrait faire un essai d’ici ?
Nous sommes au premier tiers du couloir et je serais partisan de monter la barre progressivement.
Tu crois pas que je vais regrimper ce truc trente-six fois. Jean-Paul est un skieur, pas un alpiniste.
Après trois-quarts d’heure d’un numéro d’équilibriste pas évident, sans crampons, sur la pointe des chaussures de ski, nous sommes cueillis par une fraîche brise sur l’arête faîtière. Fin des hostilités ascendantes, début des festivités descendantes.
Clac ! Clac !
Jean-Paul a disparu !

Couloir de la table skier tout droit dans la pente
Couloir de la table skier tout droit dans la pente

À peine ses fixations chaussées, une poussée sur les bâtons et il a basculé dans le trou ! Je détourne la tête. Dix secondes. C’est le temps qu’a prévu Jef, notre expert en balistique.
Dix secondes plus tard, je me penche et aperçois un petit point, immobile sur le glacier. Il l’a fait!

Le ski de pente raide

Bon… ben… l’expression consacrée, dans ce genre de situation, c’est «se retrouver au pied du mur». J’ai la nette impression que, dans ma situation, c’est carrément pire de se retrouver «en haut du mur». Même si, à la différence de Jean-Paul, je sais moi que c’est possible. Cela ne me rend pas plus serein pour autant. En plus, pour me la jouer sentimental, j’ai pris mes Dynastar S 430, violets et dorés, cadeau de Noël de mes parents pour mes dix-sept ans. Je constate à l’instant que j’ai du jeu dans la butée…

Sensation de sauter en parachute. Après la rampe de lancement, mon corps prend appui sur l’air. Je n’ai jamais été aussi vite de ma vie, même pas en voiture ! Les bords du couloir défilent à toute allure et semblent se rapprocher. Tenir! Tenir ! La rimaye : l’os est ici. Nous avons tous les deux remarqué, sans en parler, qu’il y avait un change­ment de neige important. De la neige dure du couloir, on passait à de la neige croûtée sur trente centimètres d’épaisseur. Avoir le poids du corps parfaitement réparti sur les deux skis. Sinon, il yen a un qui va s’enfoncer plus que l’autre, donc aller moins vite… On appelle ça «partir en vrille»! Et à cette vitesse…

Je sens sous mes pieds la couche de neige qui se fissure. Un brise-glace qui rentre dans la banquise à 180 kilomètres/heure… Avec du jeu dans la butée. Je suis encore debout! J’entame une longue courbe sur la droite et viens m’arrêter à côté de Jean-Paul. Je pense à cette publicité pour de la cire à meuble: une vieille femme très digne qui glisse lancée à plat ventre sur une table d’une longueur interminable et qui répond, arrivée au bout, quand on lui dit que la cire machin-truc est efficace pour plusieurs semaines: « Ben c’est tant mieux, parce que je ferais pas ça tous les jours! »

L’hiver qui suit notre première en trace directe du couloir de la Table, Jean-Paul Lassalle disparaît, emporté par une avalanche sous les câbles du téléphérique des Grands Montets. Il avait vingt-six ans. À propos du ski hors-piste, il avait coutume de dire: « C’est comme quitter le bitume pour aller marcher pieds nus sur la pelouse. »

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